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Le premier regard conscient que Laure jeta sur l’humanité, ce fut au chevet de son frère, dans le berceau, à côté du lit de Marlène. Celui-là était normal : trois kilos huit cents de chair potelée, une grosse tête qui au passage avait fait hurler la mère. Laure était née pour aimer. Elle aima tout de suite son frère, comme elle aimait tout le monde. La première fois où elle tendit vers la main du bébé la sienne timide, Marlène lui cria de son lit :
— Laisse ton frère tranquille !
Sa voix contenait déjà une majuscule en prononçant le mot « frère ».
Les paupières du bébé qui dormait s’ouvrirent sur cette apostrophe. Laure sourit en le contemplant. Elle ne rencontra que des yeux immobiles. Bien qu’il n’eût que deux mois, il était déjà capable de ne pas sourire.
Heureusement, il y avait les deux jeunes tantes et la grand-mère. Ces trois femmes émerveillées regardaient chaque jour ce miracle qui se déployait comme une fleur. D’un bouton minuscule Laure était devenue cette rose épanouie. Flavie, Aimée et Juliette, sans un mot, rien qu’en se regardant, se confiaient l’une à l’autre : « C’est nous qui avons permis cela. »
Nous autres, n’en croyant pas nos yeux, nous regardions cet être, cette fille que, soi-disant, elle était née morte.
— Et en plus, elle est blonde ! dit la Mélanie Guende. Vaï que tu vas voir, c’est elle qui va ressembler à la vraie de Marlène, celle du cinéma !
C’était exact. Elle était d’une blondeur éclatante, irréelle en ce pays de brunes ternes. On vient toucher ses cheveux, on les palpe, on les fait mousser en les lissant entre les doigts.
La Bonnabel croit avoir trouvé la clé du mystère et elle en est bien soulagée.
— C’est sa mère qui les lui teint !
La Félicie Battarel explose.
— Sa mère ! Tu as vu comment elle la traite, sa mère ? Elle l’écarte d’elle, la pauvre petite, quand elle fait mine de vouloir l’embrasser ! On dirait qu’elle est pestiférée. Autre que la teindre ! Elle la tondrait oui ! Tu crois que ça lui fait plaisir à sa mère d’avoir une fille qu’elle déteste et que, en plus, elle soit blonde alors que c’est elle-même qui aurait dû l’être ?
Nous hochions tous la tête douloureusement à ces paroles. Depuis que tout le village, qui plus, qui moins, avait participé au sauvetage de Laure, celle-ci était devenue l’enfant de tous.
Ce fut le moment, cet hiver-là, que Laure devint apte au bonheur. L’hiver commença le douze novembre. Quand la Toussaint tombe un mardi, c’est une tradition au pays d’Eourres de se rencontrer les uns les autres en se disant que l’hiver sera dur. C’était une tradition aussi que d’aller biner l’herbe autour des tombes et de redresser les couronnes de perles. Il n’y a pas de fleurs sur les tombes d’Eourres. Les fleurs, en novembre, sous ce climat, pourrissent tout de suite et feraient sale. Rien ne ressemble plus à la mort des êtres que la mort des fleurs. On sait cela à Eourres plus qu’ailleurs.
Aimée, pour faire les jambes de la petite, l’entraînait sur les pentes abruptes car il y avait loin de la ferme jusqu’à l’ancien cimetière où tous les Chabassut étaient enterrés. Et pour habituer aussi Laure à porter des choses lourdes, elle la chargeait d’un petit arrosoir plein d’eau. Aimée savait de source certaine que, comme la sienne, la vie de Laure serait dure et que dès maintenant il convenait de la plier, de la résigner à cette dureté.
Juliette disait à sa sœur :
— Tu crois que c’est bien convenable de mener la petite, si petite, au milieu des morts ?
— Il faut qu’elle s’apprivoise, répondait Aimée. De toute façon, il lui faudra passer plus de temps là-haut qu’ici !
Aimée était par nature mélancolique, pourtant depuis qu’elle avait vu cet homme devant elle, cet homme qui avait dit s’appeler Séraphin, une lumière falote végétait dans son cœur. Elle ne l’avait jamais plus rencontré, il était passé sur d’autres coupes, mais parfois cette fille active, joyeuse et toujours occupée, se prenait à ralentir soudain le rythme de ses travaux. Elle regardait les lointains parmi les coupes qui cernaient le pays. On entendait de grands appels chez les bouscatiers. Aimée y était attentive. Laure, intriguée, la regardait s’immobiliser et ses yeux prendre la teinte du couchant parmi les montagnes. Parfois, elle arrêtait longuement la marche de la petite sur la pierraille des sentiers et elle lui disait :
– Chut !
C’était comme si elle guettait une présence qui se rapprochait.
Ce fut en allant au cimetière apprêter les sépultures pour l’examen du premier novembre, où se succédaient les familles pointilleuses sur l’ordre des tombes d’autrui, que Laure vit s’alentir les dernières feuilles de l’automne. C’était dans le semblant d’allée qui conduisait à la grille. Une allée faite de quatre arbres seulement mais le tapis de feuilles dont ils avaient jonché le sol s’étalait à l’infini pour la fillette comme un manteau somptueux. Elle s’arrêta même pour contempler ce tapis à ses pieds.
« Elle sait voir ! » se dit Aimée avec satisfaction. Elle aussi savait voir mais elle n’en avait jamais fait état.
Et soudain, bien avant qu’on ait installé le sapin multicolore sur la place du pays, ce fut l’hiver. Il ne vint pas tout de suite à Eourres. D’abord, il fit une halte temporaire sur les deux pyramides qui situaient le pays. De vert foncé qu’elles étaient, elles devinrent vert olive sous la mince couche de neige qui les recouvrait. C’était la seule concession des yeuses à l’hiver. C’est l’arbre symbole du pays, aussi dur, aussi coriace. Les sangliers qui se nourrissent des glands d’yeuses, il faut les faire mariner trois jours auparavant pour les attendrir. Tout peut mourir par un hiver rigoureux mais le chêne-vert, lui qui ne perd pas de feuilles, le sol ingrat est propre sous lui. Au premier printemps, il secoue la neige et il n’a pas besoin de reverdir. Il est vert pour l’éternité.
Maintenant Laure sortait toute seule dans la cour sans rien demander à personne. Elle allait même au-delà du porche voir comment se comportait l’hiver. Novembre avait tourné à l’aigre. Il fallait se parer les oreilles sous le bonnet sinon on ne les sentait plus.
Laure aimait goûter le froid à travers la buée de sa respiration qu’elle ne se lassait pas de projeter devant elle en prolongeant le plus possible son nuage léger. Tanquée sur ses petites jambes, les antennes invisibles que son cerveau dardait alentour enregistraient pour toute la vie les remugles divers soulevés par les troupeaux, les chevaux, la basse-cour et les cochons. Mais sous ces puissantes odeurs, un parfum ténu demeurait alenti qui résistait au suint animal, c’était celui de l’alambic refroidi où l’été dernier la lavande avait été distillée. À partir de cela, l’amour la pénétra pour ce pays que personne autour d’elle ne paraissait aimer. L’existence, sans homme ni femme, de ces espaces qu’elle explorait autour d’elle la lia à sa pauvreté, à son étrangeté, à son énigme et la rendit apte au bonheur.
Or, un jour que sa tante préférée l’avait menée vers le pré aux assaliers pour lui montrer comment les chiens conduisaient le troupeau, elle vit une fille au loin, sur le sentier qui suivait le ruisseau, et cette fille tenait en main un objet sur lequel elle gardait les yeux fixés. Un troupeau, moins grand que celui d’Aimée, suivait cette fille. Trois chiens canalisaient les bêtes pour éviter le contact entre les brebis. La bergère, elle, était si absorbée par l’objet qu’elle tenait en main qu’elle ne vit ni la tante, ni la nièce, ni l’autre troupeau. Elle passa.
— On lui dit bonjour à la dame ? dit Laure.
— Non ! répondit Aimée, on lui dit pas bonjour.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on est fâchés.
— Pourquoi on est fâchés ?
Aimée leva les yeux au ciel.
— Ça date de plus de trois cents ans.
— Qu’est-ce que c’est trois cents ans ?
— Oh ! Tu le sauras bien assez tôt !
Laure suivit des yeux la fille qui disparut brusquement derrière un pli de terrain, puis qui reparut au loin devant une autre ferme prise dans un anneau de la route. Elle tenait toujours l’objet entre les mains. Elle n’avait pas bougé la tête.
En bas, un peu à gauche du bien, embrassant le premier lacet qui conduisait au col, il y avait une autre bastide, imbriquée dans celle des Chabassut par les hasards du cadastre et de la topographie. C’étaient les Michel Phélipeaux qui ne frayaient avec personne. Les Chabassut et eux dont les propriétés en sœurs siamoises se touchaient de partout, inextricables l’une de l’autre, étaient brouillés à mort depuis les guerres de Religion, il y avait quatre siècles.
Un Phélipeaux devenu parpaillot avait été envoyé aux galères sur les instances opiniâtres d’un Chabassut demeuré bon catholique mais qui voulait arrondir ses parcelles par les dépouilles du voisin. Heureusement, la justice royale avait été équitable : le parpaillot était mort aux galères mais les biens avaient été dévolus à ses héritiers.
La terrible origine de l’histoire avait fait des Phélipeaux descendants des sangliers drapés dans leur raideur de victimes. Le dernier en date n’avait trouvé femme qu’à l’Assistance publique. Il lui avait fait trois enfants puis elle était morte à quarante ans à force de travail et de mauvais soins.
Les deux fils ne faisaient que biner la lavande, gratter l’herbe et garder le troupeau. On ne les entendait jamais parler. Ils étaient hirsutes et s’entrebattaient avec des cris gutturaux. C’était toutefois le seul moment, quand l’un avait fait mordre la poussière à l’autre, qu’on leur connaissait quelque rire. Le père les envoyait chercher à la bergerie le soir à l’heure de la soupe, le reste du temps, ils n’avaient pas le droit de pénétrer dans la maison. Il y avait une fille aussi entre les frères. Elle avait pris au passage toute la beauté qu’ils n’avaient pas et l’intelligence aussi. Le père avait eu l’intuition qu’elle serait le seul homme de la famille. Il l’avait fait suivre, c’est-à-dire qu’il l’avait tenue à l’école jusqu’après le certificat d’études et maintenant, l’an prochain, elle entrerait à l’école normale. Elle s’appelait Aline.
Là-haut, à Marat, c’était trois heures de l’après-midi. Il avait neigeoté depuis le matin et tout baignait dans un clair-obscur qui annonçait la nuit longtemps à l’avance.
Tout le monde était occupé à soigner le troupeau, à le faire rentrer au jas, à préparer la soupe, à langer le gros poupon qui donnait un travail du diable par ses hurlements, ses vomissements intempestifs, ses défécations fréquentes. Il était goinfre, s’engouait à prendre au sein de sa mère de trop grosses lampées à la fois et il s’étouffait.
Laure dans la cour tenait un chat entre ses bras, lequel bientôt fit sentir ses griffes et s’esquiva. Les deux chiens labrits vinrent respirer la petite et quêter quelques caresses. Laure s’aventura hors du porche. Elle était intriguée depuis la rencontre avec cette fille à laquelle on ne disait pas bonjour. Elle vit assez bien, en contrebas, cette maison où l’on venait d’allumer la lampe de la bergerie pour aussi faire entrer le troupeau. Il lui parut qu’elle devait savoir ce que faisait la dame avec cet objet à la main dont elle ne savait pas le nom.
Un pas devant l’autre, Laure prit le sentier qui descendait vers la route pour couper court au chemin charretier. Un peu de neige qui venait de tomber et qui n’avait pas fini de fondre la fit glisser trois fois et choir sur le derrière. Elle fit la grimace. Il n’y avait pas de quoi pleurer. Le sentier était long, malaisé. À peine fut-elle à quelques centaines de mètres de la maison qu’avec des hurlements de panique, trois chiens à fond de train lui coururent dessus. Elle s’arrêta. Ils étaient là tous les trois, sales, aboyant, menaçants. Ils la flairèrent, sans douceur, sur toutes les coutures, avec une insistance hostile. Laure se remit en marche. Les trois chiens la serraient de près en grognant. La fillette se trouva devant une porte plus luxueuse que celle de Marat. Son fronton portait un minuscule Christ incrusté dans la pierre. La lumière était chiche au-delà de ce seuil. Elle était occultée par deux malabars assis sur un banc de bois devant une grande table et qui portaient fourchette et couteau au poing, attendant leur pitance.
Les chiens qui l’avaient escortée et faisaient un rempart de leur corps pour défendre la maison contre cette intruse, les chiens furent chassés à coups de pied. Un homme apparut à leur place. Il était plutôt haut que grand. Son squelette avait peine à porter sa taille. Il était maigre et sans volume, mal équarri, chaussé de godillots. Toute la rancœur du monde sculptait les rides profondes qui dévalaient de son visage vers le cou. Il tenait en main l’écumoire avec quoi, à côté de l’âtre, il était en train d’écraser la soupe.
— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, celle-là ?
Le père est hargneux tout de suite. Il a compris à quelque ressemblance inscrite dans sa mémoire que la petite vient de chez les Chabassut. Tout ce qui appartient à la ferme d’en haut lui est haïssable. D’abord, ils ont le soleil d’hiver deux heures de plus par jour. Il y a aussi ce fond de rancune vieux de quatre cents ans, à quoi est venue se greffer, plus récemment, une question de bornage à propos d’un clapier, un de ces tumulus qu’on élevait en bordure des biens avec des pierres récoltées dans les champs pendant les vacances. En Provence, en Dauphiné, ces clapiers sont hauts comme des monuments et ça en est. Ils commémorent l’existence de ces enfants qui n’avaient que ça, le dimanche, comme distraction.
— Qu’est-ce que tu viens faire ? C’est pas chez toi ici ! Va-t’en.
Le géant tape du pied. Il fait quatre fois la hauteur de Laure. La petite ne bronche pas.
— Je vous ai entendu rire, dit-elle.
— Rire ? Je ne ris jamais ! Y a pas de quoi rire ! Fiche le camp !
— C’est pas vous que je veux voir, c’est elle !
Elle tend le doigt. Comme une fleur au milieu des autres, sa grand-mère, son père, ses frères noirauds et ternes, Aline éclate de la beauté du diable qui la pare d’une santé insolente et d’un sourire qui ne s’éteint jamais. Depuis quelques secondes, Aline qui faisait la vaisselle, est sortie de la cuisine, une assiette à la main.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle.
— C’est une d’en haut ! dit le père.
— Et alors ?
— Alors, j’en veux pas ici !
— Une petite de quatre ans ! Tu n’en veux pas ! Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
— Rien ! Mais je n’en veux pas !
La petite s’avance sans peur vers Aline.
— L’autre jour, dit-elle, je t’ai vue avec le troupeau. Tu avais quelque chose à la main, qu’est-ce que c’est ?
— Quelque chose ?
— Oui. Et tu regardais tellement que tu avais pas vu que je te regardais.
— Ah ! dit Aline, illuminée. Un livre !
La petite fit un signe d’ignorance.
Aline se mit à croupetons devant Laure pour être à sa hauteur. Cette fille qui s’ennuie en attendant un prétendant, elle voit devant elle quelqu’un qui ne s’ennuie pas. Elle sait qu’elle est née par miracle, elle sait que sa mère ne s’en occupe pas. Elle lui voit de grands yeux ouverts. « Des yeux lucides », se dit Aline.
Là-haut, à Marat, où la nuit tombait, on s’inquiétait tous. On criait à tout vent :
— Laure, Laure !
Heureusement, le peu de neige alentie du matin avait conservé les traces de pas de la gamine. Sans réfléchir, Romain s’élança sur ces traces. Il se trouva au milieu des chiens hurlants qui lui faisaient la conduite de Grenoble, devant la porte vitrée de cette cuisine qu’en vingt-six ans d’existence il n’avait jamais franchie, et il n’avait jamais vu non plus que de loin le colosse qui lui ouvrit.
— Et alors ? dit Phélipeaux.
— La petite est pas là ?
— Si ! dit Phélipeaux.
Il fit signe vers la table.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— Elle veut que je lui apprenne à lire, dit Aline.
— Comment, apprendre à lire ? Elle n’a pas encore quatre ans !
Aline haussa les épaules.
— Elle veut ! dit-elle.
— Je veux ! déclara Laure fermement.
Ils se dévisagèrent tous en se mesurant du regard, même la vieille Javotte, la grand-mère effacée qui n’avait jamais aucune opinion, resta interdite devant la vision de deux Chabassut à la fois. « Ils ne savaient plus où pendre la lumière », dira Laure plus tard. Ils venaient tous de se télescoper contre quatre cents ans de haine rentrée, de haine sous cape, de haine concentrée et toujours vivace. C’est dur de contempler dans les yeux de l’autre sa propre stupidité. Phélipeaux vit que son voisin ressemblait à n’importe quel homme, qu’il était anxieux pour sa fille et qu’il se tenait modestement, sa casquette à la main.
Il détourna son regard du Chabassut et il le reporta sur la petite.
— Alors, si elle veut…, dit-il.
Agrippée des deux mains au bas bout de la table et balançant dans le vide ses jambes qui ne touchaient pas terre, Laure dévisageait Aline effrontément. Elle attendait de pied ferme sa première leçon.
Il tomba beaucoup de neige cet hiver-là ; un matin où elle écrasait sous son silence toutes les fermes alentour, Phélipeaux et Chabassut eurent la même idée :
— La petite pourra pas prendre sa leçon.
Ils sortirent de leur maison en même temps. Ils allèrent à la resserre en même temps. Ils prirent la pelle et la pioche en même temps. La pelle pour dégager le sentier, la pioche pour ameublir un peu la terre car ça allait tout de suite verglacer et la petite risquait de tomber. Ils se crachèrent dans les mains. Ils attaquèrent la pente, l’un en haut, l’autre en bas. La goutte perpétuelle qui se condensait au bout de leur nez les gênait fort. Ils se traitaient d’imbéciles à mesure que le froid du matin se resserrait sur eux, mais ils n’auraient pas donné leur place pour un empire : la petite allait prendre sa leçon.
Ils se rencontrèrent à bout de souffle. Ils surgirent l’un devant l’autre en ce jour incertain qui essayait de sortir le monde d’Eourres de sa nuit mais qui n’y parvenait pas. Ils ne se dirent pas bonjour. Trop essoufflés pour prononcer une parole. Le ciel en avait assez de neiger. Il ne tombait plus que quelques flocons paresseux qui erraient dans l’air avant d’atterrir. Le bruit avait disparu de la terre. Phélipeaux et Chabassut regardèrent machinalement autour d’eux. Il n’y avait plus rien à voir. Romain avait un paquet de cigarettes, Phélipeaux avait oublié sa chique.
— Tu en veux une ? dit le plus jeune.
— Ma foi, pour une fois…
Ils se servirent de la même flamme, en se parant du vent l’un l’autre avec leurs mains ouvertes, leurs têtes rapprochées. La flamme de l’allumette leur apparut comme un phare. On ne sut jamais, ils étaient seuls, lequel avait dit à l’autre :
— Tu ne crois pas qu’on est un peu cons ?
L’autre ne répondit rien mais il hocha longuement la tête, longuement, longuement. Phélipeaux tira deux bouffées et dit :
— Oui mais, et ton père ?
Romain haussa les épaules.
— Oh mon père… Pourvu qu’il ait sa pouffiasse de Laragne deux fois par semaine !
— On fera pas semblant, dit Phélipeaux.
— Non, dit Romain. On fera pas semblant. Pour mon père d’abord et puis pour les autres. Ça leur ferait encore plus de peine de nous savoir en accord que de nous voir fâchés.
C’était la meilleure phrase qu’il eût jamais prononcée. De toute sa vie, il n’en prononça plus d’aussi longue.
On crut que Florian était dans l’ignorance de cette fin de guerre, mais la vérité c’est qu’il la passa sous silence. Il était en train de boire son café avec précaution. Flavie avait la manie de le réchauffer et de le mettre au coin du fourneau qu’elle attisait vigoureusement, de sorte qu’on buvait toujours du café bouillant et bouilli. Il avait entendu son fils ouvrir la porte de la resserre qui grinçait toujours un peu. Il l’avait repéré, casquette à pont, bottes lacées, le cache-col passé deux fois sous le menton. Il l’avait perdu de vue dans le clair-obscur du point du jour mais il avait distingué la pelle et la pioche en action et il n’avait eu qu’à suivre de loin la progression du garçon jusqu’à entendre un autre outil qui travaillait dans la pénombre.
De loin, toujours dans le clair-obscur du matin qui tardait à éclore, il entendit les quelques mots échangés et il huma l’odeur de la cigarette. Ces indices lui suffirent pour comprendre qu’entre les fermes du haut et du bas, un armistice avait été conclu. Sa première réaction fut une colère monstre contre son fils mais il la maîtrisa tout de suite. On avait contrarié sa volonté inscrite dans ses gènes depuis quatre siècles, mais était-ce sa vraie volonté ? Il y avait bien dix ans que Florian se disait que cette querelle entre voisins était à réviser à la lumière des guerres universelles. Puisque, se disait-il, des adversaires aussi irréductibles que la France et l’Allemagne avaient résolu de ne plus se faire la guerre, pourquoi deux voisins obligatoires n’en feraient-ils pas autant ? Seulement, il y avait le village, les familles, l’opinion. S’il capitulait, il perdrait la face. On dirait : « Le vieux Florian n’est plus ce qu’il était. »
Maintenant, tout était changé. Le fils avait fait le premier pas mais lui, Florian, il était censé l’ignorer. Il suffisait de se taire, s’obstiner, les jours de foire à Séderon ou à Laragne, à marcher sur les pieds du Phélipeaux en feignant de ne pas le voir. Il pouvait continuer tout seul à jouer les irréductibles et à faire peur, et en même temps savourer la diplomatie de son fils dont il ne l’aurait jamais cru capable.
Sa décision était prise. Demain, il ferait disparaître les fils de fer barbelés rouillés qui cernaient le clapier litigieux et les écriteaux qui partaient en lambeaux où il y avait d’écrit : « Défense d’entrer, pièges à loup ». Demain, il irait à Laragne, avertir l’avocat qu’il abandonnait le procès. Ça ferait toujours tant de gagné et ça lui ferait un prétexte supplémentaire pour aller visiter sa bonne fortune.
« Mais, se disait-il, rien n’aurait été possible si la petite n’avait pas exigé d’apprendre à lire. Celle-là, elle n’est pas énorme mais elle en a dans la tête ! »
La petite toute fière, son abécédaire à la main, descendait tous les après-midi à la ferme du dessous, vêtue de son beau manteau blanc qu’Aimée lui avait confectionné dans la peau d’un agneau, et un jour, un beau jour, elle s’approcha du vieux Phélipeaux pour lui dire :
— Attends ! Je vais te lire ton journal !
C’était L’Humanité, le journal communiste que par défi Phélipeaux recevait tous les jours, alors que Florian Chabassut, lui, était abonné à La Croix.
Une petite revanche qui ne coûtait rien et que nul ne pouvait déceler. Tous les jours, Phélipeaux disait à Laure :
— J’ai de mauvais yeux ! Lis-moi un peu ce qu’il dit le journal !
La petite lisait bien, mettait les points et les virgules où il fallait. Elle s’exclamait pour le point d’exclamation et reniflait le doute pour le point de suspension, mais naturellement elle ne comprenait rien aux indignations de L’Humanité ni aux remèdes préconisés par ce journal pour soigner les maux de ce qu’il prétendait représenter.
Le vieux riait sous cape. Il espérait avoir mis le ver dans le fruit de ce petit être de quatre ans que sa tante inquiète venait chercher à la tombée de la nuit.
— Tatie ! Qu’est-ce que c’est Khrouchtchev ?
— Mon Dieu, Laure ! Ne prononce jamais ce mot-là devant ton grand-père, que Dieu garde ! Il se refâcherait avec ceux d’en bas !
En cachette, les tantes (tout ce qui avait trait à l’argent se faisait en cachette du grand-père) avaient fait venir deux cahiers à double interligne pour que Laure apprît aussi à écrire.
C’était pénible, tous les jours, même avec l’aide d’Aimée, de descendre et de remonter ce sentier enneigé où le sol glissait sous les pas. Laure était souvent à quatre pattes, elle tirait la langue dans l’effort mais rien ne la rebutait. Elle était toujours contente, épanouie, quand elle arrivait à Marat venant d’en bas.
En famille autour de la table du soir, il n’était question que de Laure et de ses progrès. Seule la mère, le poupon au bras, gardait sur ses lèvres un sourire amer.
— Regarde-la ! disait à voix basse Aimée à sa sœur. Tu dirais qu’elle vient de manger un kaki vert !
Laure chipotait à table. Il fallait la flatter sur ses progrès en écriture pour lui faire avaler une assiettée de soupe de courge, ou si c’était de la viande alors sa grimace était pire que celle de sa mère à son propos. Elle n’aimait pas non plus les œufs et dans une ferme, ne pas manger d’œuf, c’est risquer la famine. Tout le monde avait des airs de douter concernant la survie de Laure. Il n’y avait qu’un moyen de lui faire avaler n’importe quoi, sans regarder. C’était Flavie qui avait trouvé le système. Elle lui donnait à lire le calendrier des postes. Laure épluchait tout avec gourmandise : la liste des saints, les dates des foires, les quartiers de la lune, les noms des villages sur la carte du département, les heures du lever et du coucher du soleil qui changeaient naturellement tous les jours. Elle exténuait tout le monde par ses questions.
— Dis, grand-mère, pourquoi il ne se lève pas tous les jours pareil le soleil ?
Le grand-père, en cachette de tous, l’entraîna un soir dans sa chambre. De l’armoire ancestrale, noire à force d’âge et de fumée ancienne, caché sous une pile de draps qui embaumaient l’aspic, il tira un grand cahier qu’il ouvrit devant Laure comme il l’aurait fait pour une cassette. Les pages en étaient remplies de lettres de l’alphabet en couleur bleues ou violettes, faites d’italiques, de gothiques, de lettrines enluminées.
— J’aimais faire ça, dit-il, autrefois.
Laure eut à peine le temps de le voir. Il remit le cahier en place soigneusement, bien à plat sous les draps à la lavande.
— Tu le diras à personne que je t’ai fait voir ça.
Il avait gardé à la main un petit livre terne qui était cartonné.
— Tiens ! dit-il, prends ça ! Ça je te le donne. Mais tu le liras qu’à table, ça t’aidera à manger.
Laure lut à haute voix :
— Le Tour de France par deux enfants. Qu’est-ce que c’est la France ?
Le grand-père hocha la tête et ne répondit pas tout de suite. Quand il le fit, ce fut après avoir mûrement réfléchi avant de parler.
— Je voudrais bien le savoir ! dit-il.
Il vint un cirque famélique qui n’osait se présenter dans les villes un peu conséquentes par honte de se montrer, au sortir d’un long hiver de pauvreté. Il y avait un lama, un dromadaire et deux chevaux qui trompaient leur faim en rongeant le poteau où ils étaient entravés.
Laure, qui était descendue à fond de train dès qu’elle avait aperçu le défilé des trois roulottes, le comprit tout de suite et elle remonta jusqu’à Marat. Il n’y avait personne. Tout le monde était au travail. Seules dans la cuisine, Marlène et Flavie épluchaient des légumes.
Laure prit un sac de jute pour aller le remplir d’avoine au silo de l’écurie. Ça n’était pas rapide avec ses petites mains. Elle avait peur d’être surprise par sa mère. Le sac était trop lourd pour elle. Elle en remit un bon tiers au silo. Mais même ainsi elle ne réussit pas à le porter, elle le traîna tout du long, dans l’herbe et sur l’asphalte de la route. Quand elle déversa cette provende aux pieds des deux animaux, elle vit devant elle une fillette à peu près de son âge, aussi noire que Laure était blonde, et elle n’était pas plus grande qu’elle. Elle avait de grosses lèvres, un regard sans douceur et elle demanda :
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je leur donne à manger.
— Et alors ? Tu crois qu’on est pas capables de le faire ?
La fillette dispersait avec son pied nu l’avoine loin de la portée des chevaux.
— Ils ont faim, dit Laure.
La noiraude la regarda fixement. On eût cru que les deux fillettes tentaient par leurs yeux affrontés de connaître le fond de leur cœur.
— Je m’appelle Sarah ! dit la noiraude avec orgueil.
— Et moi Laure.
Sarah de son pied nu ramenait l’avoine à portée des chevaux. Toutes deux les contemplèrent manger en silence.
— Tu es venue de là-haut avec ce sac ? dit Sarah.
— Oui, dit Laure. Je l’ai tiré.
— Viens demain au cirque, tu verras ce que je fais.
— Je peux pas, dit Laure, j’ai pas de sous.
— Demandes-en à tes parents.
— Ils en ont pas non plus.
— Alors attends ! dit Sarah.
En un instant, la petite fille se transforma en une flamme bariolée qui sautait et qui dansait dans l’herbe et qui soudain se mettait debout sur ses mains et marchait ainsi une main après l’autre sur le sol fait de pierraille.
— Attends ! Tu vas voir ! Je vais te faire le saut périlleux !
Laure ouvrit la bouche pour crier. Elle voulait dire : « Tu vas te faire mal ! »
Elle n’en eut pas le temps. Sarah tournait autour d’elle en une vertigineuse sarabande. En haut, en bas, sans répit. On ne voyait que la rotation de son corps dont on ne distinguait même pas s’il touchait terre. Laure en avait le tournis. Soudain Sarah se retrouva sur ses pieds. Un sourire éblouissant à dents blanches éclairait son teint foncé. Elle plongea devant Laure en une profonde révérence.
— Voilà ! dit-elle. C’est pas difficile. Et toi tu dois applaudir !
— Qu’est-ce que c’est applaudir ?
— Tu tapes dans tes mains tant que tu peux !
Elles s’applaudirent l’une devant l’autre pendant au moins une minute. Elles se souriaient. Laure essayait de sourire comme Sarah, en montrant bien ses dents. C’était difficile. Il fallait écarquiller les lèvres. Il faisait froid, ça faisait mal. Laure remonta jusqu’à Marat en applaudissant et en s’essayant au sourire gracieux.
— Je veux aller au cirque !
C’était le soir à la table familiale. Tout le monde mangeait sa soupe bruyamment, en faisant durer le plaisir. En entendant Laure exprimer cette volonté, de surprise, ils en reposèrent tous leur cuillère dans l’assiette.
— Au cirque ! dit tante Aimée.
Elle regarda le grand-père d’un air interrogateur.
— Je la mènerai, dit Florian.
Ce fut le premier bonheur que Laure savoura dans sa vie. Sarah était en ballerine et les chevaux n’étaient plus faméliques. On les avait agrémentés de pompons rouges et de grelots et pendant qu’ils tournaient autour de la piste, la petite faisait le saut périlleux sur leur dos, sans répit, pour trois douzaines de spectateurs qui se gelaient les pieds sur des bancs rugueux. Le grand-père avait pris les places les plus chères pour être au premier rang et il applaudissait de bon cœur.
Il y eut d’autres tours de force et un clown triste qui faisait rire. Laure avait pris la main de son grand-père dans la sienne pour lui dire qu’elle l’aimait.
Ce fut aussi le premier soir où elle eut conscience du ciel en remontant à Marat.
— Grand-père, qu’est-ce que c’est ça là-haut ?
— Quoi ça ?
— Ce qui est rond et qui brille.
— La lune ! dit Florian.
— Qu’est-ce que c’est la lune ?
— Tu demanderas à celle qui t’a appris à lire.
— Et ça ?
Laure, les yeux haut levés, dut serrer fermement la main de Florian pour ne pas trébucher.
— Ce sont les étoiles, dit Florian. Et ne me demande pas ce que c’est parce que personne n’en sait rien !